Thierry Hulot est à la tête d’un des principaux acteurs de la bioproduction – Merck France – dans le domaine des sciences et des technologies et, depuis juillet 2022, à la présidence du Leem, qui est l’interlocuteur de l’État sur la politique du médicament. A l’occasion de la 7ème édition du Congrès France Bioproduction, organisée par Polepharma et Medicen, les 5 et 6 avril prochains, au Palais des Congrès de Tours, il revient sur les évolutions et les défis qui traversent la Bioproduction française, faisant de ce rendez-vous un incontournable pour la filière.
Pourquoi avoir accepté la présidence du Congrès France Bioproduction, organisée par Polepharma et Medicen ?
Plus de 60% des nouveaux médicaments seront issus des biotechnologies dans un proche avenir. La bioproduction est donc un axe clé d’innovation avec une véritable filière à structurer et organiser en France. Notre empreinte est encore trop marginale par rapport à d’autres pays. Nous n’avons pas su prendre le virage quand il s’est présenté il y a une vingtaine d’années. Il ne faut pas rater – aujourd’hui – celui de la bioproduction 2.0. Il y a à la fois un enjeu de mobilisation nationale mais aussi d’accélération de l’industrialisation des technologies de rupture et des biothérapies sur le territoire. C’est pourquoi j’ai accepté de présider ce 7ème Congrès France Bioproduction, un rendez-vous essentiel pour se rencontrer, échanger, partager, renforcer le maillage et le réseau de la bioproduction, afin de prendre ce virage tous ensemble !
Quelles évolutions notables voyez-vous à souligner ces deux dernières années ?
Une avancée significative le 7 décembre 2022 est le lancement de France BioLead comme catalyseur et porte-parole des acteurs de la bioproduction française auprès de l’Agence de l’innovation en santé et de l’État. Merck et le Leem figurent parmi les 15 membres fondateurs. Laurent Lafferrère, qui dirige l’association, viendra s’exprimer sur le congrès. France BioLead est le résultat de l’impulsion donnée par Emmanuel Dequier dans le cadre du Grand Défi Biomédicaments pour rassembler la filière et réfléchir à comment devenir un champion dans les biotechnologies. Ce qui ressort de nos nombreux échanges est l’importance de favoriser les lieux de rencontre entre les différents acteurs.
Du côté de Merck, 2022 aura encore été une année d’investissements et de développement industriel sur le territoire ! Nous avons inauguré, en octobre dernier, une nouvelle installation de bioproduction sur notre site de Martillac pour notre activité de CDMO, spécialisée dans la production d’anticorps monoclonaux et de protéines recombinantes. Nous accompagnons tous les besoins des start-ups, PME, ETI, et même des grandes entreprises, avec la capacité de les aider à optimiser et finaliser leurs procédés industriels pour passer en production sur des lots précliniques et cliniques. Et plus tôt en 2023, nous avons annoncé un nouvel investissement de 130 millions d’euros sur notre site alsacien de Mosheim, dans le cadre du programme Mobius®, pour la création d’une troisième unité de production d’assemblages à usage unique, qui devrait générer 800 nouveaux postes à l’horizon 2028. Notre site spécialisé dans les sciences de la vie assure depuis l’Alsace les activités Single-Use pour le marché européen à partir de technologies qui n’étaient disponibles qu’aux Etats-Unis avant Covid. Ces investissements renforcent donc nos capacités, en apportant des solutions innovantes, et contribuent à l’indépendance sanitaire face aux défis actuels.
Quels sont les enjeux à adresser en priorité aujourd’hui ?
Ces enjeux sont multiples et bien décrits dans la feuille de route de France BioLead. Il y a d’abord à fédérer l’écosystème. Que constate-t-on dans la bioproduction ? Souvent, l’idée de départ est issue d’un laboratoire de recherche de l’université ou de l’Inserm, conduisant à la création d’une start-up, puis d’une PME qui, en général, manque de connaissances sur les étapes suivantes de développement clinique et de production. Car en bioproduction, nous devons caractériser très tôt le process de départ. D’où l’enjeu d’aider les acteurs à se parler pour que chacun ait une compréhension complète de la chaîne de valeur. C’est un premier défi. Un autre concerne les contraintes réglementaires encore mal connues des acteurs en stade précoce et, au-delà, la nécessité d’investir sur des montants qui ne sont pas neutres. Un préalable, qui reviendra à France BioLead, sera de faire des choix stratégiques et d’arbitrer sur les technologies sur lesquelles on souhaite asseoir notre leadership. Nous ne pourrons pas être sur tous les fronts. La première révolution des biotechs a été les anticorps monoclonaux, qui sont fréquemment utilisés dans les chimiothérapies aujourd’hui. On évolue vers la médecine personnalisée avec les cellules car-T en immuno-oncologie. La thérapie génique devient de plus en plus une réalité pour des milliers de patients.
Un dernier enjeu – et non des moindres – sera de trouver les compétences et de former au plus proche des réalités industrielles et des besoins des sites de bioproduction. Ce qui signifie rapprocher les lieux de formation, souvent localisés dans les villes universitaires, de nos 271 sites industriels présents partout sur le territoire. C’est un défi qui concerne toute l’industrie pharmaceutique.
Dans quelle mesure, les considérations environnementales ouvrent-elles de nouvelles perspectives dans la bioproduction ?
La question n’est plus aujourd’hui de savoir si l’on doit ou pas décarboner, mais à quelle vitesse on doit le faire ! Les considérations environnementales sont intégrées dès le départ dans la conception ou le développement d’un site. L’enjeu est maintenant d’intégrer la décarbonisation à notre ADN de filière. Car cette étape représente un coût et un investissement pour nos sites, sur lesquels nous devons être accompagnés par les pouvoirs publics et par l’évolution de la réglementation pour avoir des médicaments et biomédicaments de qualité avec un impact minimal. L’enjeu de la décarbonisation est donc déjà d’éduquer, de « s’acculturer » et de faire évoluer les contraintes. Un geste simple à fort impact serait, par exemple, de convertir les notices papier dans nos boîtes de médicaments en QR codes faciles à flasher à partir de notre smartphone. Pour les personnes âgées, le pharmacien pourrait imprimer la notice à la demande à l’officine. Covid a permis de faire des miracles dont il faut s’inspirer pour les traduire en routine. Et point non négligeable : il faut que cette règle de décarbonation soit la même pour tous. Et c’est ici que le made in France ou Europe prend toute sa valeur pour le fabricant qui s’engage à produire de manière durable. Dans une usine biotech, par rapport un site chimique qui produit des comprimés, le coût de la main-d’œuvre est important (d’autant que nous avons besoin de profils très qualifiés), mais ce n’est plus le premier poste de l’usine. Ce qui coûte avant tout est d’avoir des procédés contrôlés à un haut niveau de qualité environnementale. Sur ce point en particulier, le Congrès France Bioproduction apportera un éclairage intéressant au travers des tables-rondes et des retours d’expérience, notamment de notre site de Merck à Martillac qui expliquera comment il a pris en compte les considérations environnementales dans son extension, le design de ses bâtiments, la formation de ses équipes d’engineering, sans oublier le partage d’expérience avec nos clients utilisateurs.
De nombreuses start-up viennent pitcher leur innovation au Congrès France Bioproduction. En quoi est-ce – aussi – le rendez-vous de l’innovation pour le secteur ?
Chez Merck, nous avons déployé tout un environnement et un programme d’accompagnement des start-ups au niveau global, notamment à notre centre d’innovation au siège à Darmstadt, en Allemagne. De nombreuses start-up viennent régulièrement pitcher et les gagnantes sont incubées dans nos locaux. Ce qui a changé en l’espace de 20 ans est la manière de conduire la recherche, d’un mode secret et en silos, à une approche totalement collaborative. Dans notre pipeline, nous avons aujourd’hui des médicaments en développement provenant d’accords de partenariat avec des laboratoires de recherche, d’autres sont issus de licences conclues avec des start-ups ou encore de contrats de développement avec d’autres big Pharma. Au sein de l’industrie pharma, nous intervenons sur certains marchés comme concurrents et, sur d’autres, comme alliés. C’est ce qui permet d’accélérer l’innovation ! C’est ce que nous avons vécu pour les vaccins Covid. Comment renforcer l’open innovation et l’agilité sera donc un axe important développé sur le congrès au travers de plusieurs temps forts, notamment un atelier où viendront témoigner les experts de Merck sur les contraintes liées au développement d’un biomédicament, de la recherche à la commercialisation. Et pour cette nouvelle édition, comme en 2022, Merck accompagnera sous forme de mentorat une start-up lauréate du concours de pitch.
Polepharma et Medicen ont vu grand pour cette nouvelle édition. Au-delà des innovations, la filière a un fort besoin de talents. Comment placer « l’humain » au centre de ces changements ?
Nous avons la chance d’évoluer au sein d’une industrie pharmaceutique très dynamique. Le secteur compte aujourd’hui plus de 103 000 collaborateurs et continue de recruter. La formation y tient une place capitale car les métiers évoluent très vite et d’autres émergent. La bioproduction, en particulier, regroupe une diversité de métiers et de compétences dans l’informatique, le digital, l’intelligence artificielle, l’environnement contrôlé de production (air, eau, …), la climatisation, la stérilité, l’électronique, … avec de belles opportunités de carrière. Pour se projeter, le Leem a élaboré fin 2021 un plan de compétence biotech qui a mis en avant plusieurs recommandations pour attirer les jeunes vers les biotech, structurer l’écosystème (notamment avec BioLead), former en quantité suffisante, renforcer l’employabilité des thésards et l’acquisition de doubles compétences – notamment en sciences biologiques et sciences de la donnée qui sont intimement liées – ou encore accompagner les PME sur l’axe RH et développer la formation continue dans la filière. Ce congrès sera un moment privilégié pour échanger, partager et apprendre des uns des autres sur l’ensemble de ces axes. C’est aussi ce qui contribue à structurer une filière !
Le plan Innovation Santé 2030 fixe des objectifs pour la filière. Quelles sont les conditions de la réussite pour la France ?
Le plan est ambitieux, mais les annonces incantatoires ne suffiront pas ! En sortie de Covid, nos politiques ont clairement reconnu que l’industrie pharma était stratégique avec la nécessité d’accélérer. Les travaux du Conseil Stratégique des industriels de santé (CSIS) vont dans cette direction avec de nombreuses annonces et des réformes de fond à mettre en place. Alors qu’une nouvelle dynamique s’annonce positive, nous constatons que le PLFSS 2023, devenu loi depuis, fait marche arrière. Nous ne pourrons pas accélérer sans une volonté politique stable dans la durée et que les promesses d’hier soient concrétisées aujourd’hui. Exemple : le ministre de la Santé a annoncé un moratoire sur la baisse des prix génériques pour pallier la problématique des ruptures. Mais la décision a été prise sans augmenter à ce stade le budget du médicament remboursé. Attention à ne pas empiéter sur le budget consacré aux innovations et aux biotechs de demain. Ce serait totalement désincitatif ! Nous avons besoin d’un Etat qui se donne les moyens de ses ambitions. Autre exemple : le budget des médicaments remboursés voté par le Parlement est de 24,6 milliards d’euros, alors que la dépense réelle ou les besoins des Français avoisinera en 2023 les 28 milliards. La différence sera remboursée par l’industrie pharmaceutique au travers de la clause de sauvegarde. En 2021, La direction de la sécurité sociale avait annoncé qu’elle s’élèverait à 400 millions d’euros. Nous sommes sur 780 millions d’euros aujourd’hui (pour l’année 2021). Pour 2022, nous serons à 1,3 milliard et pour 2023, 2,4 milliards. C’est devenu une taxe sur la croissance ! Cet environnement ne peut pas être attractif pour produire des biomédicaments en France. Nous avons besoin d’accélérer et d’avoir une politique de santé qui soit cohérente dans la durée.
Quelles mesures marquantes mettre en avant ?
Il faut arrêter de considérer le médicament comme un problème, alors que c’est la solution ! Pour que les Français accèdent à la fois aux médicaments de base et à l’innovation, nous devons refondre le système et son modèle économique. Et pour s’en donner les moyens, une augmentation du budget est nécessaire, en prenant en compte l’efficience de nos médicaments. Car les innovations sont source d’économies. Huit ans après l’accès au remboursement des antiviraux à action directe qui ont révolutionné le traitement de l’hépatite C, cette pathologie recule en France et avec elle tous les coûts d’hospitalisation des patients qui étaient lourds. Où est passée l’économie générée ? C’est un exemple type de ce qui fait que le médicament peut être porteur de solutions. Demain, arriveront les traitements curatifs de l’hémophilie avec le même scénario à envisager. Il est temps de voir le médicament comme « la » solution et de mettre tous les moyens en place pour capturer les efficiences de coûts qu’il va engendrer. Ce qui suppose également de raisonner de manière pluriannuelle sur le budget de l’assurance maladie. Nous allons porter toutes ces propositions lors de la mission interministérielle lancée par Elisabeth Borne. Il est illusoire de penser pouvoir faire de la France un acteur leader dans la bioproduction sans régler au préalable ces enjeux de cohérence, d’incitation et d’attractivité. Intégrons enfin l’innovation dans la vie des Français.
Quel rôle attribué à Polepharma et Medicen ?
Leur rôle est d’avoir créé la rencontre et d’avoir réussi au fil du temps à attirer de plus en plus de monde au Congrès France Bioproduction, un rendez-vous incontournable pour toute la filière. Nous avions moins d’une centaine de personnes à la première édition. Nous espérons être près de 500 en avril pour faire toute la différence !
Au-delà de l’affluence que l’on attend importante, qu’est ce qui fera selon vous la réussite de cette 7ème édition ?
La condition du succès est très simple : c’est que chaque participant se dise en quittant les lieux qu’il a envie de revenir l’année suivante ! Pour cette nouvelle édition, le comité d’organisation de Polepharma et Medicen a mis les petits plats dans les grands avec des débats qui promettent d’être de qualité et à haute teneur scientifique, avec des temps de networking et de rencontres pour les acteurs de la filière. Cela contribuera à entretenir le succès, faire grossir l’événement et valoriser encore plus la place de la France sur la scène européenne. La priorité étant de fédérer et de structurer notre filière bioproduction et nous n’en sommes qu’au début !
Propos recueillis par Marion Baschet Vernet